L'obligation de réserve à l'heure des réseaux sociaux
En 2018, le Conseil d'Etat s'est trouvé saisi de la question de l'obligation de réserve dans le cadre des réseaux sociaux et de l'anonymat apparent qu'ils peuvent procurer (Conseil d'Etat, 27 juin 2018, n° 412541, mentionné aux tables du Recueil). Cette affaire présente donc l'occasion de revenir sur cette problématique sensible, actuelle et pleine d’incertitudes juridiques.
L'obligation de réserve est ancienne dans la jurisprudence administrative (Conseil d'Etat (section), 11 janvier 1935, Bouzanquet, n° 40842). Toutefois, les réseaux sociaux viennent renouveler cette question. Ils interrogent sur la possibilité de transposer cette obligation à leur fonctionnement, et de la manière de le faire.
La liberté d'expression, principe consacré notamment au niveau constitutionnel, ne saurait être absolue. La détermination de ses limites est donc l'enjeu fondamental. C'est tout l'objet de l'obligation de réserve pour les agents publics (les obligations de discrétion professionnelle et de secret professionnel, qui peuvent également limiter les agents publics dans leur liberté d'expression ne sont pas traitées ici, mais soulèvent également d'importantes questions lors de l'utilisation des réseaux sociaux).
Pour rappel, l'obligation de réserve est une notion empirique, qui est appréciée concrètement au cas par cas. Ainsi, différents paramètres entrent en ligne de compte, dont : le niveau hiérarchique de l'agent, ses missions et attributions, le niveau de publicité de son expression, ou encore le contenu même des propos. Il importe de rappeler ici que l'obligation de réserve s'étend au-delà du temps de service de l'agent public, ce qui constitue un point important au regard de l'utilisation des réseaux sociaux.
En l'état, la jurisprudence administrative demeure peu développée sur l'obligation de réserve confrontée au réseaux sociaux, induisant une relative insécurité juridique sur un certain nombre de situations. Il reste donc des champs à préciser pour le juge, et des questions à appréhender pour l'administration et ses agents. Les décisions rendues par les Cours administratives d'Appel tendent à démontrer une approche assez classique de l'obligation de réserve. Ainsi, la tenue de propos injurieux sur Facebook par un agent municipal à l'encontre de ses élus constitue une violation de l'obligation de réserve (Cour Administrative d'Appel de Nantes, 21 janvier 2016, n° 14NT02263). Inversement, la tenue par un agent municipal sur Facebook de propose n'excédant pas les limites de la polémique électorale ne viole pas l'obligation de réserve (Cour Administrative d'Appel de Nancy, 3 décembre 2016, n° 14NC02361).
Les réseaux sociaux posent cependant une véritable problématique liée à l'anonymat qu'ils permettent. Cette question se pose clairement en matière de droit de la fonction publique, et n'apparaît pas encore complètement tranchée. La décision évoquée du Conseil d'Etat a le mérite d'éclairer cette problématique (27 juin 2018, n° 412541). Un capitaine de gendarmerie a ainsi fait l'objet d'une sanction disciplinaire pour violation de l'obligation de réserve, suite à son utilisation sous anonymat des réseaux sociaux en dehors du service. Le Conseil d'Etat retient ici le fait que l'agent public était militaire, son grade et ses fonctions, ainsi que le fait que ses propos étaient « outranciers et irrespectueux » à l'égard « de l'action des membres du gouvernement et la politique étrangère et de défense française ». Le Conseil d'Etat ajoute que l'agent se prévalait de sa qualité, et qu'il avait déjà préalablement été mis en garde. Ce faisant, cet exemple a trait à un cas tranché.
Néanmoins, la problématique demeure sur la position qui sera adoptée par le juge dans des situations plus nuancées, mais également sur l’importance du support et ses modalités d’utilisation.
A titre d’exemple, l'utilisation de Twitter est a priori publique et induit la diffusion d’un message. L’obligation de réserve devrait donc pleinement s’appliquer dans ce cas. Toutefois, un utilisateur peut restreindre la diffusion de ses messages à ses seuls abonnés, qu’il peut d’ailleurs également sélectionner. Dans ce cas, la situation est moins évidente. L’utilisateur peut également agir anonymement en prenant un pseudonyme. Toutefois, ce dernier cas ne l’exonère pas de l’obligation de réserve, ainsi que la décision précitée du Conseil d’Etat tend à le démontrer, ou comme certaines affaires médiatiques ont pu l’établir (voir par exemple : Canard enchaîné, 5 décembre 2018, « Les tweets fous d’un juge de l’asile »).
Autre exemple, l’utilisation de Facebook est susceptible de varier de manière sensible en fonction de ce qui en est concrètement fait et des paramétrages mis en place par l’utilisateur. Pis, le paramétrage des contacts de l’individu concerné est de nature à influer sur la réponse. Certains cas laissent certes peu de doutes sur la solution. La publication d’un message sur une page publique, comme dans l’arrêt précité de la Cour Administrative d’Appel de Nantes, nécessite évidemment de respecter l’obligation de réserve, d’où la sanction de l’agent en cause. Mais la diffusion de messages dans des groupes de discussions plus restreints, ou l’utilisation de la messagerie de l’application, semblent induire une solution moins évidente.
En conséquence, il n'est pas évident de trouver la réponse adaptée à chaque situation. La prudence devra être de mise tant dans l’expression des agents publics sur les réseaux sociaux que dans les décisions que prendra l’autorité administrative, la sécurité juridique de celles-ci devant être pesée. Il sera également important de faire preuve d'information et de pédagogie pour alerter les agents publics sur ces situations. La mise en place de chartes pourra notamment constituer un outil utile. Ceci devrait permettre de mettre en évidence les responsabilités de chacun et de limiter les litiges.